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malade d’infini, qui rompent l’unité de l’œuvre terrible, et que Caligula et Héliogabale n’auraient pas poussés. Le christianisme nous a tellement pénétrés, qu’il fausse jusqu’à nos conceptions d’art volontaire, dans les esprits les plus énergiques et les plus préoccupés. S’appelât-on l’auteur des Fleurs du mal, — un grand poëte qui ne se croit pas chrétien et qui dans son livre positivement ne veut pas l’être, — on n’a pas impunément dix-huit cents ans de christianisme derrière soi. Cela est plus fort que le plus fort de nous ! On a beau être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi, impersonnel comme Shakspeare, indifférent à tout, excepté à la beauté, comme Gœthe, on va quelque temps ainsi, — misérable et superbe, — comédien à l’aise dans le masque réussi de ses traits grimés ; — mais il arrive que, tout à coup, au bas d’une de ses poésies le plus amèrement calmes ou le plus cruellement sauvages, on se retrouve chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne — mais qui détonne pour nous délicieusement dans le cœur :

Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

Cependant, nous devons l’avouer, ces inconséquences, presque fatales, sont assez rares dans le livre de M. Baudelaire. L’artiste, vigilant et d’une persévérance inouïe dans la fixe contemplation de son idée, n’a pas été trop vaincu.