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en éventail les feuilles du palmier dans l’air tiède et bleu, où les mâts de navires se balancent à l’harmonieux roulis de la mer, pendant que les esclaves silencieux tâchent de distraire le jeune maître de sa mélancolie langoureuse. Plus loin, se demandant ce qui doit rester de son œuvre, il se compare à un vieux flacon bouché, oublié parmi les toiles d’araignée, au fond de quelque armoire, dans une maison déserte. De l’armoire ouverte s’exhalent avec le relent du passé les faibles parfums des robes, des dentelles, des boîtes à poudre qui suscitent des souvenirs d’anciennes amours, d’antiques élégances ; et, si par hasard on débouche la fiole visqueuse et rancie, il s’en dégagera un âcre parfum de sel anglais et de vinaigre des quatre-voleurs, un puissant antidote de la moderne pestilence. En maint endroit, cette préoccupation de l’arome reparaît, entourant d’un nuage subtil les êtres et les choses. Chez bien peu de poëtes nous retrouvons ce souci ; ils se contentent habituellement de mettre dans leurs vers la lumière, la couleur, la musique ; mais il est rare qu’ils y versent cette goutte de fine essence, dont la muse de Baudelaire ne manque jamais d’humecter l’éponge de sa cassolette ou la batiste de son mouchoir.

Puisque nous en sommes à raconter les goûts particuliers et les petites manies du poëte, disons qu’il adorait les chats, comme lui amoureux des parfums, et que l’odeur de la valériane jette dans une sorte d’épilepsie extatique. Il aimait ces charmantes bêtes tranquilles, mystérieuses et douces, aux frissonnements électriques, dont l’attitude favorite est la pose allongée des sphinx qui semblent leur avoir transmis leurs secrets ; elles errent à pas veloutés par la maison, comme le génie du lieu, genius loci, ou viennent s’asseoir sur la table près de l’écrivain, tenant compagnie à sa pensée et le regardant du fond de leurs prunelles sablées