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coup ; il abondait en systèmes qu’il essayait de réaliser, et tout ce qu’il faisait était soumis à un plan. Selon lui, la littérature devait être voulue et la part de l’accidentel aussi restreinte que possible. Ce qui ne l’empêcha pas de profiter, en vrai poëte, des hasards heureux de l’exécution et de ces beautés qui éclosent du fond même du sujet sans avoir été prévues, comme des fleurettes mêlées par aventure à la graine qu’a choisie le semeur. Tout artiste est un peu comme Lope de Vega, qui, au moment de composer ses comédies, enfermait les préceptes avec six clefs — con seis llaves. — Dans le feu du travail, volontairement ou non, il oublie les systèmes et les paradoxes.

La réputation de Baudelaire, qui, pendant quelques années, n’avait pas dépassé les limites de ce petit cénacle qui rallie autour de soi tout génie naissant, éclata tout d’un coup lorsqu’il se présenta au public tenant à la main le bouquet des Fleurs du mal, un bouquet ne ressemblant en rien aux innocentes gerbes poétiques des débutants. L’attention de la justice s’émut, et quelques pièces d’une immoralité si savante, si abstruse, si enveloppée de formes et de voiles d’art, qu’elles exigeaient, pour être comprises des lecteurs, une haute culture littéraire, durent être retranchée du volume et remplacées par d’autres d’une excentricité moins dangereuse. Ordinairement, il ne se fait pas grand bruit autour des livres de vers ; ils naissent, végètent et meurent en silence, car deux ou trois poëtes tout au plus suffisent à notre consommation intellectuelle. La lumière et le bruit s’étaient faits tout de suite autour de Baudelaire, et, le scandale apaisé, on reconnut qu’il apportait, chose si rare, une œuvre originale et d’une saveur toute particulière. Donner au goût une sensation inconnue est le plus grand bonheur qui puisse arriver à un écrivain et surtout à un poëte.