Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sentiment avait un charme de nouveauté virginale. Les grands lieux communs qui composent le fonds de la pensée humaine étaient alors dans toute leur fleur et ils suffisaient à des génies simples parlant à un peuple enfantin. Mais, à force de redites, ces thèmes généraux de poésie s’étaient usés comme des monnaies qui, à trop circuler, perdent leur empreinte ; et, d’ailleurs, la vie devenue plus complexe, chargée de plus de notions et d’idées, n’était plus représentée par ces compositions artificielles faites dans l’esprit d’un autre âge. Autant la vraie innocence est charmante, autant la rouerie qui fait semblant de ne pas savoir vous agace et vous déplaît. La qualité du XIXe siècle n’est pas précisément la naïveté, et il a besoin, pour rendre sa pensée, ses rêves et ses postulations, d’un idiome un peu plus composite que la langue dite classique. La littérature est comme la journée : elle a un matin, un midi, un soir et une nuit. Sans disserter vainement pour savoir si l’on doit préférer l’aurore au crépuscule, il faut peindre à l’heure où l’on se trouve et avec une palette chargée des couleurs nécessaires pour rendre les effets que cette heure amène. Le couchant n’a-t-il pas sa beauté comme le matin ? Ces rouges de cuivre, ces ors verts, ces tons de turquoise se fondant avec le saphir, toutes ces teintes qui brûlent et se décomposent dans le grand incendie final, ces nuages aux formes étranges et monstrueuses que des jets de lumière pénètrent et qui semblent l’écroulement gigantesque d’une Babel aérienne, n’offrent-ils pas autant de poésie que l’Aurore aux doigts de rose, que nous ne voulons pas mépriser cependant ? Mais il y a longtemps que les Heures qui précèdent le char du Jour, dans le plafond du Guide, se sont envolées !

Le poëte des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle im-