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Nous étions dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV, aux boiseries rehaussées d’or terni, mais d’un ton admirable, à la corniche à encorbellement, où quelque élève de Lesueur ou de Poussin, ayant travaillé à l’hôtel Lambert, avait peint des nymphes poursuivies par des satyres à travers les roseaux, selon le goût mythologique de l’époque. Sur la vaste cheminée de marbre sérancolin, tacheté de blanc et de rouge, se dressait, en guise de pendule, un éléphant doré, harnaché comme l’éléphant de Porus dans la bataille de Lebrun, qui supportait sur son dos une tour de guerre où s’inscrivait un cadran d’émail aux chiffres bleus. Les fauteuils et les canapés étaient anciens et couverts de tapisseries aux couleurs passées, représentant des sujets de chasse, par Oudry ou Desportes. C’est dans ce salon qu’avaient lieu les séances du club des haschichins (mangeurs de haschich), dont nous faisions partie et que nous avons décrites ailleurs avec leurs extases, leurs rêves et leurs hallucinations, suivis de si profonds accablements.

Comme nous l’avons dit plus haut, le maître du logis était Fernand Boissard, dont les courts cheveux blonds bouclés, le teint blanc et vermeil, l’œil gris petillant de lumière et d’esprit, la bouche rouge et les dents de perle, semblaient témoigner d’une exubérance et d’une santé à la Rubens, et promettre une vie prolongée au delà des bornes ordinaires. Mais, hélas ! qui peut prévoir le sort de chacun ? Boissard, à qui ne manquait aucune des conditions du bonheur, et qui n’avait pas même connu la joyeuse misère des fils de famille, s’est éteint, il y a déjà quelques années, après s’être longtemps survécu, d’une maladie analogue à celle dont est mort Baudelaire. C’était un garçon des mieux doués que Boissard ; il avait l’intelligence la plus ouverte ; il comprenait la peinture, la poésie et la musique également bien ; mais, chez lui,