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n’avait pas goûté de la drogue béatifique, propose de la limonade et des acides. Le malade, l’extase dans les yeux, le regarde avec un indicible mépris ; c’est son orgueil qui le sauve des plus graves injures. En effet, quoi de plus propre à exaspérer un malade de joie que de vouloir le guérir ?

Voici un phénomène extrêmement curieux selon moi : une domestique, chargée d’apporter du tabac et des rafraîchissements à des gens pris de haschisch, se voyant entourée de têtes bizarres, d’yeux démesurément agrandis, et comme circonvenue par une atmosphère malsaine, par cette folie collective, part d’un éclat de rire insensé, laisse tomber le plateau qui se brise avec toutes les tasses et les verres, et s’enfuit épouvantée à toutes jambes. Tout le monde rit. Elle a avoué le lendemain avoir éprouvé quelque chose de singulier pendant plusieurs heures, avoir été toute drôle, toute je ne sais comment. Cependant elle n’avait pas pris de haschisch.

La seconde phase s’annonce par une sensation de fraîcheur aux extrémités, une grande faiblesse ; vous avez, comme on dit, des mains de beurre, une lourdeur de tête et une stupéfaction générale dans tout votre être. Vos yeux s’agrandissent, ils sont comme tirés dans tous les sens par une extase implacable. Votre face se remplit de pâleur, elle devient livide et verdâtre. Les lèvres se rétrécissent, se raccourcissent et semblent vouloir rentrer en dedans. Des soupirs rauques et profonds s’échappent de votre poitrine,