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quer, une douleur à noyer, un château en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne. Qu’ils sont grands les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu’elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l’homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner l’homme qui boit du génie ?

D’ailleurs le vin n’est pas toujours ce terrible lutteur sûr de sa victoire, et ayant juré de n’avoir ni pitié ni merci. Le vin est semblable à l’homme : on ne saura jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu’envers nous-mêmes, et traitons-le comme notre égal.

Il me semble parfois que j’entends dire au vin : — Il parle avec son âme, avec cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits. — « Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liége, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance. Je ne suis point ingrat ; je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu’il t’en a coûté de labeur et de soleil