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et en un clin d’œil je me trouvai loin, bien loin des montagnes, me promenant avec Ann à la lueur des réverbères d’Oxford-street, juste comme nous nous promenions dix-sept ans auparavant, quand nous étions, elle et moi, deux enfants. »

L’auteur cite encore un spécimen de ses conceptions morbides, et ce dernier rêve (qui date de 1820) est d’autant plus terrible qu’il est plus vague, d’une nature plus insaisissable, et que, tout pénétré qu’il soit d’un sentiment poignant, il se présente dans le décor mouvant, élastique, de l’indéfini. Je désespère de rendre convenablement la magie du style anglais :

« Le rêve commençait par une musique que j’entends souvent dans mes rêves, une musique préparatoire, propre à réveiller l’esprit et à le tenir en suspens ; une musique semblable à l’ouverture du service du couronnement, et qui, comme celle-ci, donnait l’impression d’une vaste marche, d’une défilade infinie de cavalerie et d’un piétinement d’armées innombrables. Le matin d’un jour solennel était arrivé, — d’un jour de crise et d’espérance finale pour la nature humaine, subissant alors quelque mystérieuse éclipse et travaillée par quelque angoisse redoutable. Quelque part, je ne sais pas où, — d’une manière ou d’une autre, je ne savais pas comment, par n’importe quels êtres, je ne les connaissais pas, — une bataille, une lutte était livrée, — une agonie était subie, — qui se développait comme un grand drame ou un morceau de