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trouvé la loi, créé la base ; il avait jeté un rayon de lumière dans tout ce ténébreux chaos de matériaux, où s’étaient perdus ses devanciers. Notre rêveur tout enflammé, tout rajeuni, réconcilié avec la pensée et le travail, se met à écrire, ou plutôt il dicte à sa compagne. Il lui semblait que l’œil scrutateur de Ricardo avait laissé fuir quelques vérités importantes, dont l’analyse, réduite par les procédés algébriques, pouvait faire la matière d’un intéressant petit volume. De cet effort de malade résultèrent les Prolégomènes pour tous les systèmes futurs d’économie politique[1]. Il avait fait des arrangements avec un imprimeur de province, demeurant à dix-huit milles de son habitation ; on avait même, dans le but de composer l’ouvrage plus vite, engagé un compositeur supplémentaire ; le livre avait été annoncé deux fois ; mais, hélas ! il restait une préface à écrire (la fatigue d’une préface !) et une magnifique dédicace à M. Ricardo ; quel labeur pour un cerveau débilité par les délices d’une orgie permanente ! Ô humiliation d’un auteur nerveux, tyrannisé par l’atmosphère intérieure ! L’impuissance se dressa, terrible, infranchissable, comme les glaces du pôle ; tous les arrangements furent contremandés, le compositeur congédié, et les Prolégomènes, honteux, se couchèrent, pour longtemps, à côté de leur frère aîné, le fameux livre suggéré par Spinosa.

  1. Quoi que dise De Quincey sur son impuissance spirituelle, ce livre, ou quelque chose d’analogue ayant trait à Ricardo, a paru postérieurement. Voir le catalogue de ses œuvres complètes.