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sur le chantier, inachevé et pendant, avec la tournure désolée de ces grandes bâtisses entreprises par des gouvernements prodigues ou des architectes imprudents. Ce qui devait être, dans la postérité, la preuve de sa force et de son dévouement à la cause de l’humanité, ne servirait donc que de témoignage de sa faiblesse et de sa présomption. Heureusement l’économie politique lui restait encore, comme un amusement. Bien qu’elle doive être considérée comme une science, c’est-à-dire comme un tout organique, cependant quelques-unes de ses parties intégrantes en peuvent être détachées et considérées isolément. Sa femme lui lisait de temps à autre les débats du parlement ou les nouveautés de la librairie en matière d’économie politique ; mais, pour un littérateur profond et érudit, c’était là une triste nourriture ; pour quiconque a manié la logique, ce sont les rogatons de l’esprit humain. Un ami d’Édimbourg, cependant, lui envoya en 1819 un livre de Ricardo, et avant d’avoir achevé le premier chapitre, se rappelant qu’il avait lui même prophétisé la venue d’un législateur de cette science, il s’écriait : « Voilà l’homme ! » L’étonnement et la curiosité étaient ressuscités. Mais sa plus grande, sa plus délicieuse surprise était qu’il pût encore s’intéresser à une lecture quelconque. Son admiration pour Ricardo en fut naturellement augmentée. Un si profond ouvrage était-il véritablement né en Angleterre, au xixe siècle ? Car il supposait que toute pensée était morte en Angleterre. Ricardo avait d’un seul coup