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installé dans la cuisine. C’était un contraste curieux et amusant que celui de ces deux visages se regardant l’un l’autre ; l’un, marqué de fierté saxonne, l’autre, de servilité asiatique ; l’un, rose et frais ; l’autre, jaune et bilieux, illuminé de petits yeux mobiles et inquiets. Le savant, pour sauver son honneur aux yeux de sa servante et de ses voisins, lui parla en grec ; le Malais répondit sans doute en malais ; ils ne s’entendirent pas, et tout se passa bien. Celui-ci se reposa sur le sol de la cuisine pendant une heure, et puis il fit mine de se remettre en route. Le pauvre Asiatique, s’il venait de Londres à pied, n’avait pas pu, depuis trois semaines, échanger une pensée quelconque avec une créature humaine. Pour consoler les ennuis probables de cette vie solitaire, notre auteur, supposant qu’un homme de ces contrées devait connaître l’opium, lui fit cadeau, avant son départ, d’un gros morceau de la précieuse substance. Peut-on concevoir une manière plus noble d’entendre l’hospitalité ? Le Malais, par l’expression de sa physionomie, montra bien qu’il connaissait l’opium, et il ne fit qu’une bouchée d’un morceau qui aurait pu tuer plusieurs personnes. Il y avait, certes, de quoi inquiéter un esprit charitable ; mais on n’entendit parler dans le pays d’aucun cadavre de Malais trouvé sur la grande route ; cet étrange voyageur était donc suffisamment familiarisé avec le poison, et le résultat désiré par la charité avait été obtenu.

Alors, ai-je dit, le mangeur d’opium était encore