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ou la déclamation des comédiens, si vous vous êtes jeté dans un théâtre, — la première phrase venue, si vos yeux tombent sur un livre, — tout enfin, l’universalité des êtres se dresse devant vous avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu’alors. La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase. La musique, autre langue chère aux paresseux ou aux esprits profonds qui cherchent le délassement dans la variété du travail, vous parle de vous-même et vous raconte le poème de votre vie : elle s’incorpore à vous, et vous vous fondez en elle. Elle parle de votre passion, non pas d’une manière vague et indéfinie, comme elle fait dans vos soirées nonchalantes, un jour d’opéra, mais d’une manière circonstanciée, positive, chaque mouvement du rythme marquant un mouvement connu de votre âme, chaque note se transformant en mot, et le poème entier entrant dans votre cerveau comme un dictionnaire doué de vie.

Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l’esprit pêle-mêle, avec l’accent criard de la réalité et le désordre de la vie extérieure. L’œil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément de beauté qui lui manque pour qu’elle soit vraiment digne de plaire. C’est aussi à cette phase