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et souvent le haschisch détermine une faim vorace, presque toujours une soif excessive. Seulement le dîner ou le souper, au lieu d’amener un repos définitif, crée ce redoublement nouveau, cette crise vertigineuse dont se plaignait cette dame, et qui a été suivie par une série de visions enchanteresses, légèrement teintées de frayeur, auxquelles elle s’était positivement et de fort bonne grâce résignée. La faim et la soif tyranniques dont il est question ne trouvent pas à s’assouvir sans un certain labeur. Car l’homme se sent tellement au-dessus des choses matérielles, ou plutôt il est tellement accablé par son ivresse, qu’il lui faut développer un long courage pour remuer une bouteille ou une fourchette.

La crise définitive déterminée par la digestion des aliments est en effet très violente : il est impossible de lutter ; et un pareil état ne serait pas supportable s’il durait trop longtemps et s’il ne faisait bientôt place à une autre phase de l’ivresse, qui, dans le cas précité, s’est traduite par des visions splendides, doucement terrifiantes et en même temps pleines de consolations. Cet état nouveau est ce que les Orientaux appellent le kief. Ce n’est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux ; c’est une béatitude calme et immobile, une résignation glorieuse. Depuis longtemps vous n’êtes plus votre maître, mais vous ne vous en affligez plus. La douleur et l’idée du temps ont disparu, ou si quelquefois elles osent se produire, ce n’est que transfigurées par la sensation dominante ; et elles sont alors,