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XXXIII
ÉTUDE BIOGRAPHIQUE.

avec une ingénuité surprenante, — auraient imposé silence aux folliculaires qui l’avaient pris pour cible de leurs sagettes empoisonnées avec l’acharnement qu’attire toujours le génie précurseur ; elles auraient confondu ceux-là, — et parmi eux Mme Aupick, — dont ses œuvres n’avaient pas encore dissipé les préventions. Un peu de succès, se traduisant par quelque bien-être, lui aurait permis non seulement de rendre à sa vie le cadre et les dehors de respectabilité dont le défaut lui était cruel, et d’aider Jeanne Duval sans trop en pâtir, mais encore d’éviter l’humiliation, atroce à son orgueil, de recourir continuellement à la caisse de la Société des gens de lettres, à la bourse de sa mère, elle-même glissée à une situation très médiocre depuis la mort du général Aupick (1857), aux avances d’Ancelle, ou à des expédients dont il rougissait.

Peut-être le lecteur trouve-t-il que c’est ici beaucoup parler d’argent, à propos d’un poète ? Hélas ! qu’il lise seulement les deux volumes où l’on a réuni les lettres de Baudelaire : ils ne sont qu’un long cri d’appel, de détresse et de colère !


Si ces conditions d’existence vraiment atroces n’étaient point susceptibles de changer, chez Baudelaire, les éléments constitutifs de son génie déterminé dès la vingtième année, il est bien évident par contre qu’elles ne pouvaient qu’ajouter à la morbidesse de son idiosyncrasie, nourrir son pessimisme hautain, son spleen, son dégoût du siècle, exaspérer son appétit du rare, du singulier, du forcené, de tout ce qui pouvait mettre en fuite, avec les plates ou répugnantes réalités, le monstre effroyable qui, dès sa jeunesse, l’avait assailli

Et dans un bâillement avalerait le monde,