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Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière
Puisée au foyer saint des rayons primitifs.
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière.
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !

Comprenez-vous maintenant, messieurs, le danger de juger une œuvre entière, une œuvre d’ensemble, sur quelques pièces isolées, sur quelques vers détachés, sur quelques expressions prises çà et là et habilement rapprochées ; quel est le poète et quelle est l’œuvre qui pourraient résister à un examen fait de cette sorte ? pour moi, je n’en connais pas, et vous me permettrez d’en prendre un exemple illustre: je ne pense pas que les Harmonies poétiques aient jamais été suspectes; je ne pense pas qu’on les ait jamais accusées de contenir un outrage à la morale religieuse… Et cependant, écoutez :

Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.

Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère.
Tu n’es rien devant moi :
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide.
Qu’à jamais loin de moi le destin soit ton guide.
Et le malheur ton roi.

Il dit : comme un vautour qui plonge sur sa proie.
Le malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement ;
Et pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L’éternel aliment.