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PLAIDOIRIE DE Me GUSTAVE CHAIX D’EST-ANGE.

Charles Baudelaire n’est pas seulement le grand artiste et le poète profond et passionné au talent duquel l’honorable organe du ministère public a tenu lui-même à rendre un hommage public.

Il est plus : il est un honnête homme, et c’est pour cela qu’il est un artiste convaincu… Son œuvre, il l’a longuement méditée… elle est le fruit de plus de huit années de travail ; il l’a portée, il l’a mûrie dans son cerveau, avec amour, comme la femme porte dans ses entrailles l’enfant de sa tendresse…

Et maintenant, vous comprendrez la désolation véritable et la douleur profonde de ce créateur sincère et convaincu qui, lui aussi, aurait pu mettre en tête de son œuvre : « C’est icy un livre de bonne foy », et qui la voit méconnue et traduite à votre barre comme contraire à la morale publique et à la morale religieuse.

Est-ce que, sérieusement, ses intentions peuvent être douteuses ; est-ce que vous pouvez hésiter un instant sur le but qu’il a poursuivi et sur la fin qu’il s’est proposée ? Vous l’avez entendu lui-même il n’y a qu’un moment, dans les explications si loyales qu’il vous a données et vous avez été frappés sans doute et émus de ces protestations d’un honnête homme.

Il a voulu tout peindre, vous a dit le ministère public ; il a voulu tout mettre à nu ; il a fouillé la nature humaine dans ses replis les plus intimes, avec des tons vigoureux et saisissants, il l’a exagérée dans ses côtés hideux, en les grossissant outre mesure… — Prenez garde en parlant ainsi, dirai-je à M. le Substitut ; êtes-vous sûr, vous-même, de ne pas exagérer quelque peu le style et la manière de Baudelaire, de ne pas forcer la note et de ne pas pousser au noir ? Mais enfin, soit ; c’est là sa méthode et c’est là son procédé ; où est la faute, je vous prie, au point de vue même de l’accusation, où est la faute et surtout où peut être le délit, si c’est pour le flétrir qu’il exagère le mal, s’il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il veut vous en inspirer une haine plus profonde, et si le pinceau du poète vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément pour vous en donner l’horreur… ?

On vous a dit et avec raison, messieurs, que le juge n’est point un critique littéraire, qu’il n’a pas à prononcer sur les modes opposés