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se laissera interpeller sous le nom du personnage en question ; et ni l’un ni l’autre ne s’apercevra du travestissement. Voilà Murger (pauvre ombre !) transformé en truchement, en dictionnaire de langue bohème, en Parfait secrétaire des amants de l’an de grâce 1861. Je ne crois pas qu’après une pareille citation on puisse me contester la puissance sinistrement caricaturale de M. Cladel. Un exemple encore : Alpinien, le martyr en premier de cette cohorte de martyrs ridicules (il faut toujours en revenir au titre), s’avise un jour, pour se distraire des chagrins intolérables que lui ont fait ses mauvaises mœurs, sa fainéantise et sa rêverie vagabonde, d’entreprendre le plus étrange pèlerinage dont il puisse être fait mention dans les folles religions inventées par les solitaires oisifs et impuissants. L’amour, c’est-à-dire le libertinage, la débauche élevée à l’état de contre-religion, ne lui ayant pas payé les récompenses espérées, Alpinien court la gloire, et errant dans les cimetières, il implore les images des grands hommes défunts ; il baise leurs bustes, les suppliant de lui livrer leur secret, le grand secret : « Comment faire pour devenir aussi grand que vous ? » Les statues, si elles étaient bonnes conseillères, pourraient répondre : « Il faut rester chez toi, méditer et barbouiller beaucoup de papier ! » Mais ce moyen si simple n’est pas à la portée d’un rêveur hystérique. La superstition lui paraît plus naturelle. En vérité, cette invention si tristement gaie fait penser au nouveau calendrier des saints de l’école positiviste.