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cesse et sans aucun espoir de récompense. Et puis, — ajoutait-il, — si vous saviez comme un travail assidu rend indulgent et peu difficile en matière de plaisirs ! L’homme qui a bien rempli sa journée sera disposé à trouver suffisamment d’esprit au commissionnaire du coin et à jouer aux cartes avec lui. »

Ce propos me faisait penser à Machiavel jouant aux dés avec les paysans. Or, un jour, un dimanche, j’ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa vieille servante, celle qui l’a si dévotement soigné et servi pendant trente ans, et lui, l’élégant, le raffiné, l’érudit, ne dédaignait pas de montrer et d’expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette excellente femme, qui l’écoutait d’ailleurs avec une naïve application. Le souvenir de Machiavel et de notre ancienne conversation rentra immédiatement dans mon esprit.

La vérité est que, dans les dernières années de sa vie, tout ce qu’on appelle plaisir en avait disparu, un seul, âpre, exigeant, terrible, les ayant tous remplacés, le travail, qui alors n’était plus seulement une passion, mais aurait pu s’appeler une fureur.

Delacroix, après avoir consacré les heures de la journée à peindre, soit dans son atelier, soit sur les échafaudages où l’appelaient ses grands travaux décoratifs, trouvait encore des forces dans son amour de l’art, et il aurait jugé cette journée mal remplie si les heures du soir n’avaient pas été employées au coin du feu, à la clarté de la lampe, à dessiner, à couvrir le papier de rêves, de projets, de figures entrevues dans