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pulaires et sur l’estime qu’il a inspirée aux littérateurs les plus difficiles (ce qui a été écrit de meilleur sur lui, c’est les feuilletons de Théophile Gautier dans la Presse et dans le Moniteur, et la nouvelle de Champfleury : le Comédien Trianon), il est bon et permis de parler de lui librement. Rouvière avait autrefois de grands défauts, défauts qui naissaient peut-être de l’abondance même de son énergie ; aujourd’hui ces défauts ont disparu. Rouvière n’était pas toujours maître de lui ; maintenant c’est un artiste plein de certitude. Ce qui caractérise plus particulièrement son talent, c’est une solennité subjuguante. Une grandeur poétique l’enveloppe. Sitôt qu’il est entré en scène, l’œil du spectateur s’attache à lui et ne veut plus le quitter. Sa diction mordante, accentuée, poussée par une emphase nécessaire ou brisée par une trivialité inévitable, enchaîne irrésistiblement l’attention. — On peut dire de lui, comme de la Clairon, qui était une toute petite femme, qu’il grandit à la scène ; et c’est la preuve d’un grand talent. — Il a des pétulances terribles, des aspirations lancées à toute volée, des ardeurs concentrées qui font rêver à tout ce qu’on raconte de Kean et de Lekain. Et, bien que l’intensité du jeu et la projection redoutable de la volonté tiennent la plus grande part dans cette séduction, tout ce miracle s’accomplit sans effort. Il a, comme certaines substances chimiques, cette saveur qu’on appelle sui generis. De pareils artistes, si rares et si précieux, peuvent être quelquefois singuliers ; il leur est impos-