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tion de l’espace étendu jusqu’aux dernières limites concevables.

Aucun musicien n’excelle, comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels. C’est une remarque que plusieurs esprits, et des meilleurs, n’ont pu s’empêcher de faire en plusieurs occasions. Il possède l’art de traduire, par des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense, d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium.

À partir de ce moment, c’est-à-dire du premier concert, je fus possédé du désir d’entrer plus avant dans l’intelligence de ces œuvres singulières. J’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse. Dans ce que j’avais éprouvé, il entrait sans doute beaucoup de ce que Weber et Beethoven m’avaient déjà fait connaître, mais aussi quelque chose de nouveau que j’étais impuissant à définir, et cette impuissance me causait une colère et une curiosité mêlées d’un bizarre délice. Pendant plusieurs jours, pendant longtemps, je me dis : « Où pourrai-je bien entendre ce soir de la musique de Wagner ? » Ceux de mes amis qui possédaient un piano furent plus d’une fois mes martyrs. Bientôt, comme il