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Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile Gautier ! On trouvera peut-être surprenant que sur le genre qui fait le principal honneur de celui-ci, son principal titre à la gloire, je m’étende moins que je n’ai fait sur d’autres. Je ne puis certainement pas faire ici un cours complet de poétique et de prosodie. S’il existe dans notre langue des termes assez nombreux, assez subtils, pour expliquer une certaine poésie, saurais-je les trouver ? Il en est des vers comme de quelques belles femmes en qui se sont fondues l’originalité et la correction ; on ne les définit pas, on les aime. Théophile Gautier a continué d’un côté la grande école de la mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel, et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poëmes, dans la Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugne : Vulnerant omnes, ultima necat ; enfin la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres. Je dis symphonie, parce que ce poëme me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même à ce poëte, accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté, il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la consolation par les