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prenant le café, après dîner, avec le maître de la maison, la dame de la maison et ses demoiselles. Détestable et risible argot auquel la plume devrait se soustraire, comme l’écrivain s’abstenir de ces énervantes fréquentations ! Bientôt on causera musique, peinture peut-être, mais littérature infailliblement. Théophile Gautier à son tour sera mis sur le tapis ; mais, après les couronnes banales qui lui seront décernées (« qu’il a d’esprit ! qu’il est amusant ! qu’il écrit bien, et que son style est coulant ! » — le prix de style coulant est donné indistinctement à tous les écrivains connus, l’eau claire étant probablement le symbole le plus clair de beauté pour les gens qui ne font pas profession de méditer), si vous vous avisiez de faire remarquer que l’on omet son mérite principal, son incontestable et plus éblouissant mérite, enfin qu’on oublie de dire qu’il est un grand poëte, vous verrez un vif étonnement se peindre sur tous les visages. « Sans aucun doute, il a le style très-poétique », dira le plus subtil de la bande, ignorant qu’il s’agit de rhythmes et de rimes. Tout ce monde-là a lu le feuilleton du lundi, mais personne, depuis tant d’années, n’a trouvé d’argent ni de loisir pour Albertus, la Comédie de la Mort et Espagna. Cela est bien dur à avouer pour un Français, et si je ne parlais pas d’un écrivain placé assez haut pour assister tranquillement à toutes les injustices, j’aurais, je crois, préféré cacher cette infirmité de notre public. Mais cela est ainsi. Les éditions se sont cependant multipliées, facilement écoulées. Où sont-elles allées ? dans quelles