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Aucun de ces hommes ne peut être remplacé ; visant tous à un but semblable, ils ont employé des moyens différents tirés de leur nature personnelle. Delacroix, le dernier venu, a exprimé avec une véhémence et une ferveur admirables, ce que les autres n’avaient traduit que d’une manière incomplète. Au détriment de quelque autre chose peut-être, comme eux-mêmes avaient fait d’ailleurs ? C’est possible ; mais ce n’est pas la question à examiner.

Bien d’autres que moi ont pris soin de s’appesantir sur les conséquences fatales d’un génie essentiellement personnel ; et il serait bien possible aussi, après tout, que les plus belles expressions du génie, ailleurs que dans le ciel pur, c’est-à-dire sur cette pauvre terre où la perfection elle-même est imparfaite, ne pussent être obtenues qu’au prix d’un inévitable sacrifice.

Mais enfin, monsieur, direz-vous sans doute, quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, — observez-le bien, monsieur, — sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné. C’est, du reste, un des diagnostics de l’état spirituel de notre siècle que les arts aspirent, sinon à se suppléer l’un l’autre, du moins à se prêter réciproquement des forces nouvelles.