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siasme à ces grandes ombres qui n’en ont pas besoin, je me demande si un mérite, qui est au moins l’égal du leur (admettons un instant, par pure complaisance, qu’il lui soit inférieur), n’est pas infiniment plus méritant, puisqu’il s’est victorieusement développé dans une atmosphère et un terroir hostiles ? Les nobles artistes de la Renaissance eussent été bien coupables de n’être pas grands, féconds et sublimes, encouragés et excités qu’ils étaient par une compagnie illustre de seigneurs et de prélats, que dis-je ? par la multitude elle-même qui était artiste en ces âges d’or ! Mais l’artiste moderne qui s’est élevé très-haut malgré son siècle, qu’en dirons-nous, si ce n’est de certaines choses que ce siècle n’acceptera pas, et qu’il faut laisser dire aux âges futurs ?

Pour revenir aux peintures religieuses, dites-moi si vous vîtes jamais mieux exprimée la solennité nécessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement que Titien eût inventé cela ? Il eût conçu, il a conçu la chose autrement ; mais je préfère cette manière-ci. Le décor, c’est le caveau lui-même, emblème de la vie souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle ! Au dehors, l’air et la lumière qui glisse en rampant dans la spirale. La Mère va s’évanouir, elle se soutient à peine ! Remarquons en passant qu’Eugène Delacroix, au lieu de faire de la très-sainte Mère une femmelette d’album, lui donne toujours un geste et une ampleur tragiques qui conviennent parfaitement à cette reine des mères. Il est impossible qu’un amateur un peu poëte ne sente pas son imagination frappée, non pas