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plus illustre de l’école naturaliste dans le dessin, est toujours au pourchas de la couleur. Admirable et malheureuse opiniâtreté ! C’est l’éternelle histoire des gens qui vendraient la réputation qu’ils méritent pour celle qu’ils ne peuvent obtenir. M. Ingres adore la couleur, comme une marchande de modes. C’est peine et plaisir à la fois que de contempler les efforts qu’il fait pour choisir et accoupler ses tons. Le résultat, non pas toujours discordant, mais amer et violent, plaît toujours aux poëtes corrompus ; encore quand leur esprit fatigué s’est longtemps réjoui dans ces luttes dangereuses, il veut absolument se reposer sur un Velasquez ou un Lawrence.

Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c’est à cause de ce dessin tout particulier, dont j’analysais tout à l’heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu’à présent l’idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de l’idéal ; son dessin, souvent peu chargé, ne contient pas beaucoup de traits ; mais chacun rend un contour important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peintures, — souvent ses élèves ; — ils rendent d’abord les minuties, et c’est pour cela qu’ils enchantent le vulgaire, dont l’œil dans tous les genres ne s’ouvre que pour ce qui est petit.

Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que Raphaël, le roi populaire des dessinateurs. Raphaël a décoré des murs immenses ; mais il n’eût pas fait si