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Mûri par vos sonnets, préparés par vos stances,
Qu’un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J’emportai sur mon cœur l’histoire d’Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute. —
Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte, —
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l’inconnu la soif bizarre alterre (sic),
— A travaillé le fond de la plus mince artère. —
J’en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
— Chapelets murmurants de madrigaux mystiques ;
— Livre voluptueux, si jamais il en fut. —

Et depuis, soit au fond d’un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L’éternel bercement des houles enivrantes,
Et l’aspect renaissant des horizons sans fin,
Ramenassent ce cœur vers le songe divin, —
Soit dans les lourds loisirs d’un jour caniculaire,
Ou dans l’oisiveté frileuse de frimaire, —
Sous les flots du tabac qui masque le plafond, —
J’ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j’ai perfectionné
L’art cruel qu’un démon, en naissant, m’a donné,
— De la douleur pour faire une volupté vraie. —
D’ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.

Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ?
Car, je suis, vis à vis de vous comme un amant,
En face du fantôme, au geste plein d’amorces,
Dont la main et dont l’œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus. — Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés,