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trompée. A ce moment, une autre embardée soudaine ramena le g-aillard d’avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l’orig-ine de ce bruit. Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et remuant toujours la tôte deçà, delà, mais tournée main- tenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus sur la lisse du basting-ag-e, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient pla- cés sur une grosse arfiarre, large lent ouverts et allant du talon du beaupré à l’un des bossoirs. A l’un de ses côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se gorgeant activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent, l’oiseau, avec une appa- rente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir regardés un moment comme s’il était stupéfié, se déta- cha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit directement son vol au-dessus do notre pont, et plana quelque temps avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. A la fin, l’hor- rible morceau tomba, en l’éclaboussant, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment, une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n’écrirai pas, et je me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les veux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste qui étaient pleins d’une intensité et d’une énergie de désir telles que cela me rendit immédiatement à moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai l’horrible chose à la mer.

Le cadavre d’où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur l’amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l’oiseau carnassier, et c’étaient d’abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à un être vivant.

Quand l’oiseau le débarrassa de son poids, il chan-