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chang-ée, n’est-ce pas? » Et alors elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. « Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse mort ! »

Voilà les dents installées dans la tôte de l’homme. Deux jours et une nuit, il reste cloué à la même place, avec des dents flottantes autour de lui. Les dents sont dai ;^ucrréotypécs dans son cerveau, lon- gues, étroites, comme des dents de cheval mort ; pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d’horreur quand il s’a- perçoit qu’il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une puissance d’expression morale indépendante même des lèvres : « On disait de M’’° Salle que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées. »

Vers la fin du second jour, Bérénice est morte ; Egœus n’ose pas refuser d’entrer dans la cham- bre funèbre et de dire un dernier adieu à la dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes courtines du lit qu’il soulève retombent sur ses épaules et l’enferment dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose sin- g^ulière, un bandeau qui entourait les joues s’est dénoué. Ses dents reluisent implacablement blan- ches et longues. Il s’arrache du lit avec énergie, et se sauve épouvanté.

Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux tressaillent en tombant sur cette phrase : Dicebant mihisodaleSfSisepulchrum amicœ visitarem^ curas