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froid implacable, comme s’il eût dicté à un secré- taire, ou disputé avec Képier, Bacon ou Sweden- borg. C’est là un trait particulier de son caractère. Jamais homme ne s’affranchit plus complètement des règles de la société, s’inquiéta moins des pas- sants, et pourquoi, certains jours, on le recevait dans les cafés de bas étage et pourquoi on lui refusait l’entrée des endroits où boivent les honnêtes gens. Jamais aucune société n’a absous ces choses-là, encore moins une société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire pardonner ; il avait fait dans le Messager une chasse terrible à la médiocrité ; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle d’un homme supérieur et solitaire qui ne s’intéresse qu’aux idées. Il vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l’un des plus malheureux écrivains. Les rancunes s’ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. A Paris, en Allemagne, il eût trouvé des amis qui l’auraient facilement compris et soulagé ; en Amé- rique, il fallait qu’il arrachât son pain. Ainsi s’ex- pliquent parfaitement l’ivrognerie et le changement perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme un Sahara, et changeait déplace comme un Arabe. Mais il y a encore d’autres raisons : les douleurs profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d’un coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul ; de plus, l’effroyable contention de son cerveau et l’âpreté de son travail devaient lui