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Poe avait les cheveux noirs, traversés de quel- ques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et qu’il oubliait de mettre en ordre et de lisser pro- prement. Il s’habillait avec bon goût, mais un peu négligemment, comme un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes, très polies et pleines de certitude. Mais sa conver- sation mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup : « Oh ! oh ! il avait une conversation qui n’était pas du tout consécu- tiue ! )) Après quelques explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des élèves déjà très forts, et qu’il monologuait beaucoup. De fait, c’était une conversation essentiellement nourrissante, iln’élait pas beau parleur^ et d’ailleurs sa parole, comme ses écrits, avait horreur de la convention ; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues, de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de celle parole un excellent ensei- gnement. Enfin, c’était un homme à fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d’après le gain spirituel qu’ils peuvent retirer d’une fréquen- tation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou d’admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s’en inquiétait guère. Il s’asseyait dans une taverne, à côté d’un sordide polisson, et lui développait gravement les grandes lignes de son terrible livre Èureka, avec un sang-