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d’un des quais de Richmond, qu’il remonterait à la nage jusqu’à sept milles dans la rivière James, et qu’il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C’était une journée brillante d’été, et il ne s’en porta pas plus mal. Contenance, gestes, dé- marche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans ses bons jours, comme un homme de haule distinction. Il était marqué par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue, tirent l’œil de l’observateur et le préoccupent. Si jamais le mot étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s’est bien appliqué à quelque chose, c’est certainementau genre de beauté de M. Poe. Ses traits n’étaient pas grands, mais assez réguliers , le teint brun-clair , la physionomie triste et distraite, et quoiqu’elle ne portât le carac- tère ni de la colère, ni de l’insolence, elle avait quelque chose de pénible . Ses yeux , singulière- ment beaux, semblaient être au premier aspect d’un gris sombre, mais, à un meilleur examen, ils apparaissaient glacés d’une légère teinte violette indéfinissable. Quant au front, il était superbe, non qu’il rappelât les proportions ridicules qu’in- ventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie , ils le transforment en hydrocéphale , mais on eût dit qu’une force intérieure débordante pous- sait en avant les organes de la réflexion et de la construction. Les parties auxquelles les crâniolo- gistes attribuent le sens du pittoresque n’étaient cependant pas absentes, mais elles semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité. Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l’idéalité