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et qu’il use avec modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux valu pour lui n’avoir que du talent, parce que le talent s’escompte plus facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l’heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu’il était difficile d’employer M. Poe dans une revue, et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l’o- dieux proverbe paternel 1 make money, my son, honestly, if y ou can, but make money. Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.

Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il vous avouera son génie ; volon- tiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira par vous dire avec un ton supérieur : mais moi, je suis un homme positif ; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera de ces grands esprits qui ne savent rien conserver ; il vous parlera de la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoo- lisée, qui aurait pris feu à la flamme d’une chan- delle, de ses habitudes errantes ; il vous dira que c’était un être erratique, une planète désorbitée, qu’il roulait sans cesse de New- York à Philadel- phie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à Rich- mond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d’une existence calamiteuse, vous lui faites obser- ver que la Démocratie a bien ses inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle ne permet peut-être pas toujours l’expansion des individualités, qu’il est souvent bien difficile de pen-