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246 OEUVRES POSTHUMES.

EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES.

I

II y a des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps, on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un tatouage singulier : pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l’étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l’interrogatoire prouva que son existence s’était conformée à son écriteau. Dans l’histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que l’Ange aveugle de l’expiation s’est emparé de certains hommes, et les fouette à tour de bras pour l’édification des autres. Cependant, vous parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des talents, des vertus, de la grâce. La société les frappe d’un anathème spécial, et argile contre eux des vices de caractère que sa persécution leur a donnés. Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée ? Que n’entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l’épine dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l’abri du besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves : une grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l’acquittement de ses dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son esprit ; grâce à des travaux dont