Page:Bauche - Le langage populaire, 1946.pdf/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
préface de la quatrième édition

Ce qui précède nous explique la persistance du langage populaire chez des gens qui sembleraient avoir dû l’abandonner, en raison de l’ascension sociale de leur famille. C’est leur vraie langue maternelle, ils en gardent la forme et l’esprit. Vouloir les en faire changer serait comme si on leur demandait, à eux Parisiens, d’accepter les vocables et l’accent du Midi ou de la Belgique. Ils apprendraient une langue étrangère toute différente plus facilement que ce qui leur paraît être une sorte de patois snob des hautes classes. En parlant comme on le leur à appris dans leur enfance, ils n’ont pas d’effort à faire, ils se sentent à l’aise. Tel personnage d’origine populaire, sachant qu’il n’est pas admis en d’autres classes de la société de mettre un coin de sa serviette dans son col, obligé donc de se priver de cette commodité quand il est prié à dîner dans un milieu où ce n’est point l’habitude, se trouvera tout heureux lorsque, au repas suivant, en famille ou avec des camarades, il pourra arranger sa serviette à son goût. Même cas psychologique pour l’homme habitué au parler populaire lorsque, sortant d’une réunion où il a dû faire attention à son langage pour ne pas détonner parmi les autres, il peut dire enfin sans crainte qu’on se moque de lui : j’te cause, rapport à sa dame et dérangez-vous pas. On entend souvent le père et la mère, braves gens sans culture, instruction ni éducation, parler le langage populaire le plus pur ou un langage fortement teinté de populaire, alors que leurs enfants, faisant leurs études au lycée, s’expriment tout autrement. Ces derniers, qui ont plus ou moins honte du parler de leurs parents, ne parviennent cependant point à réformer les habitudes de langage de ceux-ci. C’est que, pour les parents en question, parler correctement les gênerait autant que nous s’il nous fallait dire, sous prétexte que ce serait plus correct : « cinq heures z et quart », « jeù neù sais pas ceù queù c’est queù ceùla », en marquant bien les liaisons et toutes les voyelles, et « il eût fallu que nous les aimassions ». On m’a cité le cas étrange d’une femme qui, bien que gagnant sa vie en faisant de la figuration de cinéma, disait toujours « le film causant », au lieu de « parlant ». Ce mot « parlant » devait lui être odieux, blesser en elle un sentiment intime, il ne sortait pas, il lui eût écorché la bouche ; c’était impossible !

Dans cet ouvrage, j’emploie souvent les expressions « bonne société », « société polie », « classes supérieures » et, d’autre part, « petits bourgeois », « peuple » et « bas peuple ». Je suis obligé de le faire parce que c’est ainsi qu’on distingue en français les gens qui, dans leur parler, suivent le « bon usage » de ceux qui emploient le dialecte populaire. Mais cela ne signifie point, comme on le pense bien, que j’accorde une supériorité essentielle à ceux-là sur ceux-ci, si ce n’est que le hasard leur a fourni la chance de recevoir une instruction et une éducation de qualité particulière.

Paris, 1946.