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préface de la quatrième édition

parlerait d’une façon « parfaite », c’est-à-dire exacte, le français grammatical, académique, détonnerait dans n’importe quel milieu, aussi bien dans un salon qu’à la caserne, à l’atelier, au « bistro ». Prenons d’abord les liaisons. Si, dans une assemblée élégante, quelqu’un s’avisait de prononcer « quatre heures z et demie », « cinq heures z et quart », au lieu de « quatre heure’ et demie » et « cinq heure’ et quart », on serait surpris. Et, s’il récidivait, dans cette phrase-là ou dans d’autres, en faisant des liaisons de cette sorte, qui pourtant sont conformes à l’enseignement grammatical, on pourrait le prendre pour un cuistre de collège ou pour un personnage connaissant mal le français, ou encore, tout au moins, pour un individu qui fait des efforts afin de bien parler et donc qui ne s’exprime pas avec naturel et simplicité… Voyons ensuite l’ « e » muet. Il est difficile de fixer des règles absolues pour son émission et sa suppression. On peut dire cependant d’une façon générale que, dans la conversation, dans le dialogue de théâtre (celui qui est vivant et donné par des acteurs dont la diction est bonne), les discours des orateurs qui parlent bien et simplement, l’ « e » muet disparaît partout où il n’est pas rendu nécessaire par le nombre, la nature et l’arrangement des consonnes qui l’entourent. Mais il y a une quantité de cas particuliers. Ainsi, au début d’une phrase, l’ « e » de « le » avant un mot commençant par une consonne est souvent prononcé, tandis qu’on le supprimerait dans le corps de la phrase. De même, lorsqu’on veut insister sur une suite de mots, en les détachant bien les uns des autres, épeler par syllabes, en quelque sorte, comme on épellerait par lettres. Quoi qu’il en soit, si on prononçait tous les « e » dits « muets », ce ne serait plus vraiment du français. Pourtant certaines personnes, voulant « bien » parler et croyant le faire, sans les prononcer tous, en prononcent un trop grand nombre. Ce n’est pas de bonne compagnie, ni populaire, c’est mal parler, où qu’on se trouve. (Il s’agit ici de la France de langue d’oïl, non des régions méridionales. J’ai entendu un prédicateur à Notre-Dame, qui n’avait aucun accent étranger ni provincial et qui marquait tous les « e », même dans les finales. Ainsi disait-il : « La Sainteù Viergeù ». L’effet en était surprenant et fâcheux. Avec l’accent du Midi, au contraire, ce n’eût pas été désagréable. « La Bonneù Mèreù », entendu à Marseille, ne choque point.)

Passons, comme troisième exemple, aux imparfaits du subjonctif. On n’emploie jamais dans la conversation de salon ceux qui sont lourds, en « asse », « assions », « assiez », « assent », rarement les autres en « isse », « usse », etc. C’est de mauvais ton, façons de pion, pédantisme de professeur. Il est même déconseillé d’user des formes courtes, comme « qu’il aimât », « qu’il vînt », « qu’il fût ». Dans le langage du peuple de Paris, ces formes ont entièrement disparu. Ainsi c’est parler mal que d’employer l’imparfait du subjonctif aussi bien parmi les gens observant dans leur conversation le « bon usage » que parmi ceux qui parlent le langage populaire.