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préface de la quatrième édition

disparu, tous les livres ayant été détruits, comme l’ordonna pour la Chine l’empereur Sheu Hoang-ti (destruction qui fut complétée par le supplice de quatre cent soixante lettrés brûlés vifs), on pouvait alors comparer le français des temps futurs à celui de 1945, retrouvé par miracle. On serait en présence, sans aucun doute, d’un idiome parfaitement constitué, qui ne le céderait en rien aux grandes langues de l’antiquité et qui aurait sur plusieurs de nos langues actuelles l’avantage d’être purgé de tout le fatras dont l’imprimerie les encombre aujourd’hui. En vérité, la petite bourgeoisie et cette partie du peuple qui s’en approche gâtent le français bien plus que ne le fait le peuple proprement dit, ce qu’on appelle le prolétariat. Comme je l’ai indiqué au cours de cet ouvrage, les langages politique, administratif, commercial, sportif, celui de la plupart des speakers de cinéma et de quelques-uns de la radio et, par dessus tout, le langage journalistique ont une influence énorme sur le français parlé par cette sorte de gens. J’ai eu sous les yeux de bien nombreux articles abominablement écrits et parfaitement stupides. Or, les personnes demi-ignorantes qui lisent ces choses-là dans des journaux fort répandus, des journaux auxquels collaborent parfois des écrivains connus, ont bien naturellement tendance à croire que c’est là le style qu’on doit prendre pour modèle si l’on veut s’exprimer élégamment en français… On a abusé de la censure dans ce pays, on a interdit de publier des vérités nécessaires qui eussent empêché bien des catastrophes, mais il n’y a jamais eu de censure pour le galimatias, le charabia et l’imbécillité.

J’ai dit que bien ou mal parler le français est chose relative. En effet, je crois qu’on peut poser le principe suivant : tout Français dont la langue maternelle est le dialecte de l’Île de France parle « bien » s’il parle comme on le fait dans son milieu ; il parle « mal » s’il s’exprime autrement que c’en est la coutume dans ce milieu. Par exemple, si dans un salon élégant quelqu’un venait à dire : sa dame, vot’garçon, rapport à, je vous cause… et ainsi de suite, chacun le tournerait en dérision. Si, cas opposé, une personne parlant naturellement le langage du « monde », s’exprime comme elle en a l’habitude lorsqu’il arrive qu’elle se trouve parmi de petits bourgeois ou dans certains rangs du peuple, elle paraît mal élevée ou prétentieuse à ceux à qui elle s’adresse. J’ai connu un marchand de confitures qui était à peu près un « gentleman » et, de ce fait, parlait d’une certaine façon. Il avait pour clientèle principale les pâtissiers. Il me confia que lorsqu’il les « visitait » professionnellement, il était tenu de dire : vot’dame, vot’jeune fille, vot’maman et de donner à son discours une tournure spéciale en rapport avec la classe de ses clients, faute de quoi il eût déplu et n’eût point fait d’affaires.

Cependant, dira-t-on, il y a l’école, il y a la grammaire, il existe des règles établies et acceptées. Elles sont établies, il est vrai, mais elles ne sont pas acceptées par la nation, par la langue elle-même, qui ne se soucient point d’elles. Une personne qui