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préface de la quatrième édition

sieurs fois condamnés, dirigèrent des entreprises importantes de ravitaillement clandestin, victuailles et articles de toutes sortes. Or, une partie de la population, qu’il est difficile d’évaluer numériquement, s’occupa aussi de marché noir sans pour cela appartenir à la catégorie en question : il y eut des gens de toutes les classes du peuple, de toutes les bourgeoisies, depuis la plus petite jusqu’à celle qui se qualifie elle-même d’ « aristocratie ». Ces divers personnages se trouvèrent, en raison de leur activité spéciale, en contact plus ou moins fréquent avec des individus dont l’argot était la langue naturelle, la langue maternelle. Et c’est ainsi que beaucoup de termes et d’expressions essentiellement argotiques se répandirent dans la langue française et particulièrement dans le langage populaire, qui les adopta et les assimila. Ils figureront dans cette nouvelle édition.

Depuis la dernière réimpression de cet ouvrage, il y a une quinzaine d’années, le langage populaire n’a pas varié de façon appréciable. L’argot se modifie très vite ; il n’en est pas de même de la langue nationale d’un pays, qu’elle soit populaire ou qu’il s’agisse du parler des classes cultivées. Dans le vocabulaire, le médiocre enrichissement dont la cause a été marquée plus haut compense la perte par désuétude de quelques termes à la mode après l’autre guerre, perte que le temps a fait subir au langage populaire parisien. Ces mots, fragiles parce qu’ils étaient nés de circonstances exceptionnelles ou déjà, par vieillissement naturel, sur le déclin de leur vie, seront cependant conservés dans le dictionnaire à la fin du volume, car ils sont encore compris de la plus grande partie de la population ; mais leur état de désuétude ou de tendance à disparaître complètement sera noté par l’indication « dés. » (désuet).

L’instruction « obligatoire » en France n’est pas aussi obligatoire qu’on le prétend. Les sanctions contre les parents qui ne veillent pas à la fréquentation scolaire de leurs enfants sont toujours insuffisantes et même, bien souvent, illusoires. Il n’y a point de coercition réelle. Nous avons donc encore une quantité considérable de demi-illettrés, d’illettrés véritables et un certain nombre d’analphabètes totaux. Mais ce ne sont pas toujours ceux-là qui parlent « le plus mal ». (Du reste, le fait de bien ou mal parler est chose relative : j’en dirai plus loin quelques mots.) La langue française a été faite par des gens qui ne savaient pas lire. Les illettrés, complets ou partiels, parlent n’importe comment, ainsi que cela leur vient. Mais on ne peut dire qu’ils détériorent vraiment le français ; on pourrait même admettre qu’ils le font aujourd’hui, le français, un peu à la façon dont cela s’est produit jadis. Beaucoup parmi eux ont le sens de la langue, ce qui manque trop fréquemment à des hommes dont le métier est d’écrire ou de parler en public.

L’évolution continue. Ce serait bien intéressant pour les linguistes de l’avenir si, par suite de bouleversements, d’ailleurs peu probables, toute culture et toute instruction ayant brusquement