Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 2, 1922.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rais plus vivre un jour !… Jeannine ! Mais qu’elle ne sache jamais, jamais, quoi qu’il advienne, ce qui se passe en moi !… Elle ne peut être, en aucun cas, responsable de ma souffrance à moi… Elle est la dernière au monde qui doive la comprendre ! et quand je mourrais de chagrin, qu’aucun soupçon ne s’élève en elle, grand Dieu !… J’ai juré à la mémoire de notre mère que je rendrais cette petite âme à la vie, et je tiendrai parole ! Un scrupule, une impatience, elle recommencerait demain !… oui, oui… car elle n’a pas abandonné son sinistre projet, j’en suis sûre… c’est là, dans ses yeux, l’idée fixe… Je ne peux pas lui dire un mot, un seul mot… Voilà l’horreur !… Songez à cette chose épouvantable !… vingt fois le jour, une angoisse se glisse entre elle et mon regard ! Mais, chose atroce, entendez-vous ? elle joue, même de son suicide ! Elle a des manières furtives… des façons de sortir brusquement… ah ! j’étouffe parfois de terreur !… Il y a maintenant le chantage de la mort…

MADAME HEIMAN.

C’est impossible… elle vous haïrait !

ISABELLE.

Depuis le jour où je l’ai sauvée, elle me hait… Oh ! le reproche de ses yeux, de ses pauvres yeux de chien blessé, qui me disent toute la journée : Sœurette !… Sœurette !… qu’as-tu fait ?… Ah ! oui, qu’ai-je fait ?

(Elle pleure.)
MADAME HEIMAN.

Allons, ne vous désolez pas… Venez, nous parlerons de tout cela dehors… La voiture nous attend.

ISABELLE, machinale.

Oui, la voiture nous attend… (À la bonne qui est entrée.) Augustine, vous arrangerez tout ici… Faites marcher le feu pour quand je rentrerai… on gèle.

LA BONNE.

Bien, madame… Madame met son manteau ? Il fera froid tout à l’heure.