Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 12, 1922.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’en suis réduit !… Voilà ce que tu exiges de moi ! Mon fils !

JEANNE.

Oui, ton fils, et bien à toi !… bien de ta chair ! Ah ! tu le sens, maintenant qu’il n’est plus ! Excuse-moi, jusqu’ici, chaque fois que je t’ai vu, jamais je n’ai osé te tutoyer !… ce ne sera pas pour longtemps… La prochaine fois, j’aurai repris l’habitude… Mais aujourd’hui… je ne pouvais pas faire autrement, n’est-ce pas, que de te crier (Avec désespoir.) : « Ton fils est mort !» …

LEVASSEUR.

Et à moi aussi… dans la douleur… tout naturellement, tu le vois, le tutoiement est revenu !… Les pauvres vocables qu’on s’est donnés dans la jeunesse nous remontent aux lèvres… Oh ! notre intimité de jadis a été bien mince ! Quelques heures volées à la discipline du lycée, les folies d’un mauvais garnement qui cherche ses distractions au domicile paternel… Mais, tout de même, nos lèvres ont prononcé certains mots… et elles les retrouvent aujourd’hui, trente ans après… pour la mort comme pour la naissance !

JEANNE.

Oh ! je sais bien que tu n’as jamais éprouvé d’amour, même une heure, pour la pauvre ouvrière en journée qui mit au monde ce gosse de hasard !… Je te vois encore, toi, avec ta pièce de dix-neuf ans, tout épouvanté de cette naissance, essayant de la cacher à tes parents… Maintenant, regarde, sa mort est presque aussi anonyme que sa naissance… Tu devras la cacher comme tu cachas son arrivée au monde ! Mais, lui, lui ! il voulait te parler, pourtant !… (Elle se lève et