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Elles accourent. Au passage il leur tend les mains et en effleure quelques-unes d’un baiser. D’autres, dans l’omhre, demeurent immobiles et tragiques, comme des femmes assassinées.) Tout est ressuscité ! (Le groupe lascif et tendre de toutes ces formes translucides évolue autour de lui. Il veut en saisir une, celle qu’il nomme Emerencia et qui a glissé de la table. Elle lui échappe. Il la suit les bras étendus.) Ne fuis pas !… Ne fuis pas ainsi ?… N’es-tu pas la vérité… la vérité éternelle ?… (Il y en a des petites, des grandes, des blondes, des brunes, des rousses… Il en saisit une à bras le corps et l’amène devant le feu clair qui flambe.) Viens nous caresser devant le feu, comme autrefois, mignonne… Tu te souviens ? (Il l’enlace, pendant que les autres chantent un air lascif et enfiévré. Subitement, on entend trois grands coups funèbres, une sonorité terrible, élémentale, qui semble sortir de terre. Elles s’arrêtent et regardent toutes, en tremblant, du côté de la fenêtre ouverte. Alors, on aperçoit au clair de lune, dans l’embrasure, une forme étrange de berger avec une grande cape brune et ce berger tient à la main une flûte… Il porte la flûte à sa bouche et se met à siffler un air doux, infiniment doux. Les femmes vacillent, inclinées dans des postures d’esclaves. Les cloches sonnent au loin des appels.) Qui es-tu ? (Le berger s’avance. Il glisse de la fenêtre comme sur un plan incliné… Le voici dans la pièce, toujours la flûte aux lèvres. Don Juan quitte la femme qu’il tenait enlacée près du grand feu de bois.) Qui es-tu, berger, qui viens interrompre notre joie et qui rassembles le troupeau ?… (Il s’avance à tâtons. Le berger relève le capuchon. Il recule épouvanté.) La Mort !…

(La Mort montre à nu les os des maxillaires et le crâne blafard. Mais le corps est svelte, admirablement beau et elle reprend son air de flûte doux, enfantin et charmeur. Don Juan a reculé jusqu’à la table. La Mort s’avance, pose la main sur le manuscrit. La musique frémit comme si tout un cimetière se levait à la fois.)