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j’avoue que je ne vois pas d’inconvénient à me dérouiller un peu les doigts.

MADEMOISELLE TINAYRE.

Mademoiselle, quand on a l’âme dans le deuil comme nous l’avons tous, quand notre pensée se reporte sur nos chers absents, il est pour le moins déplacé de nous forcer à écouter des flonflons !

GINETTE.

Diable ! des flonflons, vous êtes sévère pour mon répertoire.

MADEMOISELLE TINAYRE.

Rappelez-vous qu’il n’y a pas longtemps une circulaire préfectorale avait sollicité les habitants que l’on n’entendît même pas de piano dans les rues de La Flèche.

GINETTE.

Au commencement de la guerre ! mais depuis… On a marché ! Je suis absolument persuadée, comme vous le dites, que votre âme est en deuil, bien que je ne sache pas qu’un de vos proches soit sur le front ou dans un hôpital…

MADEMOISELLE TINAYRE.

Je vous demande pardon ! Un neveu que nous avons pour ainsi dire élevé a été gravement atteint…

GINETTE, (vivement, mais sans ostentation.)

J’ai vu massacrer sous mes yeux ma mère qui a été exécutée comme otage… J’ai tout perdu, jusqu’à ma fortune, jusqu’à la maison dans laquelle j’ai toujours vécu. Mon frère a eu un œil crevé par les Allemands. Mon père, malade, est mort de chagrin pendant l’occupation. J’étais seule, il n’y avait plus d’homme à la maison pour