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tement nos pauvres personnalités. Non, non, on ne peut pas parler d’amour, voyez-vous, on n’a pas le droit d’éprouver autre chose que l’amour qu’ils éprouvent, eux !

PIERRE, (avec rage.)

Ah ! vous ne parlez toujours que d’eux ! Et pour les rapprocher davantage de vous… vous les appelez… des enfants !

GINETTE.

De quoi voulez-vous donc que je parle ? Je voudrais que vous les voyez comme nous les voyons, oui, il faut les avoir vus comme l’autre jour lorsqu’on est venu leur chanter la Marseillaise dans la salle de l’ambulance. Pierre, Pierre, si vous aviez vu toutes ces figures illuminées ! les grands blessés qui se soulevaient sur leurs coudes ! les petits qui enlevaient respectueusement leur coiffe, comme s’ils étaient devant une grande personne, devant un chef ! Et leurs yeux !… oh ! leurs yeux en écoutant cette chose qui les avait emportés déjà dans la mitraille et qui allait les reprendre bientôt, cette chose pour laquelle ils allaient mourir ! Il y en avait qui pleuraient de grosses larmes, il y avait des mains agitées, des mains qui froissaient le drap comme des agonisants, et eux aussi, ils associaient tout ce qu’ils avaient en eux d’amour à cette chose-là et j’entendais un blessé qui, tout en pleurant d’ardeur et d’enthousiasme, murmurait le nom de son amie ou de sa femme et disait : « Marie ! Marie ! » comme un autre disait peut-être dans un autre coin de la salle à cette minute : « Maman ! maman ! »… Ah ! les braves petits ! les braves petits !…

PIERRE, (tout à coup avec éclat.)

Oui, vous avez raison mille fois, il n’y a qu’eux !