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JOURNAL

Lundi 27 mai. — J’arrive avant sept heures à l’atelier et vais déjeuner pour trois sous dans une crémerie avec les Suédoises. J’ai vu les ouvriers, les gamins en blouse venir prendre leur pauvre chocolat, le même que j’ai pris, moi.

— Commencer la peinture par des natures mortes, pour vous, Mademoiselle, c’est comme si on ordonnait à un homme robuste de prendre de l’exercice en maniant cela (et Julian se mit à hausser et à abaisser son porte-plume). Ne faites pas encore la figure, d’accord ; mais peignez des pieds, des morceaux, du modèle enfin ; il n’y a rien de mieux que cela.

Il a parfaitement raison, aussi vais-je peindre un pied.

J’ai déjeuné à l’atelier ; on m’a apporté des choses de la maison, car j’ai calculé qu’en allant déjeuner chez nous, je perdais tous les jours une heure ; ce qui fait six heures ou un jour par semaine, = quatre jours par mois = quarante-huit jours par an.

Quant aux soirées… je veux faire de la sculpture ; j’en ai parlé à Julian qui en parlera ou en fera parler à Dubois, de façon à l’intéresser.

Je m’étais donné quatre ans, sept mois sont passés. Je crois que trois ans suffiront ; il me reste donc encore deux ans et cinq mois.

J’aurai de vingt à vingt et un ans alors.

Julian dit que dans un an je peindrai très bien, ça se peut ; mais pas assez bien.

— Ce travail n’est pas naturel, dit-il en riant. Vous abandonnez le monde, la promenade, tout enfin ! Il doit y avoir un but, une pensée cachée…

Il n’est par méridional pour rien.

Il s’est présenté aujourd’hui à peu près le même cas que celui de ma rupture avec la Suisse, seule-