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JOURNAL

après trois ans de travail ! « Il faut arriver phénomène, » disait Julian, mais je n’ai pas pu. Voilà trois ans, et qu’ai-je fait ? Que suis-je ? Rien. C’est-à-dire que me voilà bonne élève et voilà tout ; mais le phénomène, le coup de foudre, l’éclat ?…

Cela me frappe comme un grand désastre inattendu… et la vérité est si cruelle que j’essaie déjà de croire que j’exagère. C’est la peinture qui m’arrêtait tant qu’il s’agissait de dessin « j’épatais » les professeurs ; mais voilà deux ans que je peins : je suis au dessus de la moyenne, je sais, je montre même des dispositions extraordinaires, comme dit Tony, mais il me fallait autre chose. Enfin, ça n’y est pas. Mais j’en suis assommée comme d’un grand coup sur la tête, et je ne peux y toucher du bout de la pensée sans que cela me fasse horriblement mal. Et les larmes donc !

Voilà qui arrange bien les yeux ! — Je suis perdue, je suis finie, morte, et quelle rage affreuse ! Je suis navrée de moi. Ah ! mon Dieu !…

Je deviens folle en pensant que je pourrai mourir dans l’oubli ! Je suis trop au désespoir pour que ça n’arrive pas.


Vendredi 24 décembre. — Ayant fait de mauvais rêves, je vais à l’atelier où Julian me fait l’offre suivante : « Promettez-moi que le tableau sera à moi et je vous indiquerai un sujet qui vous donnera la célébrité ou au moins la notoriété de six jours, après l’ouverture du Salon. » Naturellement je promets. Il tient le même langage à A., et après nous avoir fait écrire et signer l’engagement, avec Magnan et Madeleine pour témoins, moitié riant, moitié sérieux, il nous emmène dans son cabinet et nous offre, à moi de faire un coin de notre atelier avec trois personnes sur le premier