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JOURNAL

fait chanter toutes mes notes ; j’ai trois octaves moins deux notes. Il a été émerveillé. Quant à moi, je ne me sens pas de joie. Ma voix, mon trésor ! mon rêve, c’est de me mettre glorieusement sur la scène. C’est pour moi tout aussi beau que de devenir princesse.

Nous sommes allées dans l’atelier de Monteverde, puis dans celui du marquis d’Épinay pour lequel nous avions une lettre. D’Épinay fait des statues merveilleuses ; il m'a montré toutes ses études, tous ses essais. Madame M… lui a parlé de Marie comme d’un être extraordinaire et artiste. Nous admirons et lui demandons de faire ma statue. Cela coûtera vingt mille francs. C’est cher, mais c’est beau. Je lui dis que je m’aime beaucoup. Il mesure mon pied sur celui d’une statue, le mien est plus petit ; d’Épinay s’écrie que c’est Cendrillon.

Il habille et coiffe admirablement ses statues. Je brûle de me faire sculpter.

Dieu, entendez-moi ! Conservez ma voix ; si je perds tout, ma voix me restera. Mon Dieu, continuez à être bon pour moi, faites que je ne meure pas de dépit et de chagrin. J’ai tant envie d’aller dans le monde ! Le temps passe et je n’avance pas, je suis clouée à ma place, moi qui veux vivre, vivre en courant… en chemin de fer ; moi qui brûle, qui bous, qui m’impatiente.

« Je n’ai jamais vu une telle fièvre de vie », a dit Doria de moi.

Si vous me connaissiez, vous auriez une idée de mon impatience, de ma douleur !

Pitié ! mon Dieu, pitié ! Je n’ai que vous, c’est vous que je prie, c’est vous qui pouvez me consoler !