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JOURNAL

ceau de musique qui n’est pas un galop me fait pleurer. Dans chaque opéra je me retrouve, les paroles les plus ordinaires me frappent au cœur.

Un pareil état ferait honneur à une femme de trente ans. Mais à quinze ans avoir des nerfs, pleurer comme une bête à chaque stupide phrase sentimentale !

Tout à l’heure encore je suis tombée à genoux en sanglotant et en implorant Dieu, les bras étendus et les yeux fixés devant moi, tout comme si Dieu était là, dans ma chambre !

Il paraît que Dieu ne m’entend pas ; pourtant je crie assez fort. Je crois que je dis des impertinences au bon Dieu.

En ce moment je suis si désespérée, si malheureuse que je ne désire rien ! Si toute la société ennemie de Nice venait s’agenouiller devant moi, je ne bougerais pas !

Si ! si ! je lui donnerais un coup de pied ! Car enfin qu’est-ce que nous leur avons fait ?

Mon Dieu, est-ce que toute ma vie sera ainsi ?!

Lundi, il y aura un tir aux pigeons ; je ne m’en inquiète seulement pas. Et avant ?

Je voudrais posséder le talent de tous les auteurs réunis pour pouvoir donner une juste idée de mon profond désespoir, de mon amour-propre blessé, de tous mes désirs contrariés.

Il suffit que je désire pour que rien n’arrive !…

Trouverai-je jamais un chien de la rue, affamé et battu par tous les gamins, un cheval qui depuis le matin jusqu’au soir traîne des poids énormes, un âne de moulin, un rat d’église, un professeur de mathématiques sans leçons, un prêtre destitué, un… diable quelconque assez écrasé, assez misérable, assez triste, assez humilié, assez abattu, pour le comparer à moi ?