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JOURNAL

Vendredi 15 octobre. — J’oublie ! Ma tante est allée acheter des fruits devant l’église Saint-Reparate, dans la ville de Nice.

Les femmes tout de suite ont fait cercle autour de moi. J’ai chanté à demi-voix ie Rossigno che volà. Cela les a enthousiasmées et les plus vieilles se mirent à danser ; j’ai dit ce que je sais en niçois. En un mot, triomphe populaire. La marchande de pommes me fit la révérence en s’écriant : Che bella regina !

Je ne sais pourquoi les gens du commun m’aiment et, moi-même, je me sens bien entre eux, je me crois reine, je leur parle avec bienveillance et m’en vais après une petite ovation comme aujourd’hui. Si j’étais reine, le peuple m’adorerait.


Lundi 27 décembre. — J’ai fait un drôle de rêve. Je volais très haut au-dessus de la terre, une lyre à la main dont les cordes se défaisaient à chaque instant, et je ne parvenais à en tirer aucun accord. — Je m’élevais toujours, je voyais des horizons immenses, des nuages bleus, jaunes, rouges, mélangés, dorés, argentés, déchirés, étranges, puis tout devenait gris, puis de nouveau éblouissant ; et je m’élevais toujours jusqu’à ce qu’enfin j’arrivais à une si grande hauteur que c’était effrayant ; mais je n’avais pas peur, les nuages semblaient gelés, grisâtres et brillants comme du plomb. Tout devint vague, j’avais ma lyre à la main toujours avec ses cordes mal tendues, et au loin sous mes pieds était une boule rougeâtre, la terre.

Toute ma vie est dans ce journal, mes plus calmes