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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

n’importe quoi !… Alors on est craint ou respecté. Alors on est fort, et c’est le comble de la félicité humaine, parce qu’alors les semblables sont muselés, ou par lâcheté ou par autre chose, et ne vous mordent pas.

N’est-il pas étrange de m’entendre raisonner de la sorte ? Oui, mais ces raisonnements chez un jeune chien comme moi sont une nouvelle preuve de ce que vaut le monde… Il faut qu’il soit bien imbibé de saleté et de méchanceté pour qu’en si peu de temps il m’ait tellement attristée. J’ai quinze ans seulement.


Et cela prouve la divine miséricorde de Dieu, car lorsque je serai complètement initiée aux laideurs de ce monde, je verrai qu’il n’y a que Lui tout en haut dans le ciel, moi tout en bas sur la terre. Cette conviction me donnera une plus grande force. Je ne toucher ai aux choses vulgaires que pour m’élever et je serai heureuse quand je ne prendrai pas à cœur les petitesses autour desquelles les hommes tournent, combattent, se mangent et se déchirent, comme des chiens affamés.

Voilà bien des mots ! Et où vais-je m’élever ? Et comment ? Oh ! des visions !…

Je m’élève mentalement, toujours mentalement, mon âme est grande, je suis capable d’immenses choses, mais à quoi tout cela me sert-il ? puisque je vis dans un coin sombre, ignorée de tous !

Tenez, voilà que je regrette mes fichus semblables ! Mais je ne les ai jamais dédaignés, je les cherche au contraire ; sans eux, il n’y a rien en ce monde. Seulement, seulement je les estime ce qu’ils valent et je veux m’en servir.

La multitude, c’est tout. Que m’importent quelques