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JOURNAL

l’estime, non. Je méprise profondément le genre humain et par conviction. Je n’attends rien de bon de lui. Il n’y a pas ce que je cherche et espère : — une âme bonne et parfaite. — Ceux qui sont bons sont bêtes, et ceux qui ont de l’esprit sont ou rusés, ou trop occupés de leur esprit pour être bons. De plus, chaque créature est essentiellement égoïste. Or cherchez-moi de la bonté chez un égoïste. L’intérêt, la ruse, l’intrigue, l’envie !  ! Bienheureux ceux qui ont de l’ambition, c’est une noble passion ; par vanité et par ambition on tâche de paraître bon devant les autres et par moments, et c’est mieux que de ne l’être jamais.

Eh bien, ma fille, avez-vous épuisé toute votre science ? — Pour le moment oui. Au moins ainsi j’aurai moins de déceptions !… Aucune lâcheté ne me chagrinera, aucune vilaine action ne me surprendra. Il arrivera sans doute un jour où je penserai avoir trouvé un homme, mais ce jour-là je me tromperai laidement. Je prévois bien ce jour. Je serai aveuglée, je dis cela maintenant que je vois clair… mais à ce compte, pourquoi vivre ? puisque tout est vilenie et scélératesse dans ce monde ?… Pourquoi ? Parce que je comprends que c’est ainsi, moi. Parce que, quoi qu’on dise, la vie est une fort belle chose. Et parce que, sans trop approfondir, on peut vivre heureusement. Ne compter ni sur l’amitié ni sur la reconnaissance, ni sur la fidélité, ni sur l’honnêteté ; s’élever bravement au-dessus des misères humaines et s’arrêter entre elles et Dieu. Prendre tout ce qu’on peut de la vie et vivement ; ne pas faire de mal à ses semblables, ne pas laisser échapper un instant de plaisir, s’arranger une vie commode, bruyante et magnifique ; s’élever absolument et autant que possible au-dessus des autres ; être puissant ! Oui, puissant ! puissant ! Par