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JOURNAL

cause cette suite de mésaventures. Non pas pour moi — je ne sais si on me comprendra — mais parce que je suis peinée de voir s’accumuler des taches sur une robe blanche qu’on voulait conserver propre.

À chaque petit chagrin, mon cœur se serre, non pas pour moi, mais de pitié, car chaque chagrin est comme une goutte d’encre tombant dans un verre d’eau, il ne s’efface jamais et ajoute à ses prédécesseurs, rend le verre d’eau claire gris, noir et sale. On a beau ajouter de l’eau après, le fond crasseux reste toujours. Mon cœur se serre parce que c’est chaque fois une tache ineffaçable sur ma vie, dans mon âme. N’est-ce pas ? on sent une tristesse profonde en face d’une chose irréparable, quelque insignifiante qu’elle soit.


Jeudi 9 septembre. — Nous sommes à Marseille, l’argent n’est pas arrivé. Ma tante, pour ne pas me faire attendre, est sortie pour engager ses diamants. Je me sens plus près de Nice, de ma ville, car, quoi que je dise, c’est ma ville. Je ne serai tranquille qu’à Florence avec tous mes chiffons. J’ai fait brosser ma robe et mon chapeau, et attends ma tante pour aller faire un tour dans la ville.

J’ai acheté un roman dans je ne sais plus quelle gare, mais il était si mal écrit, que, de peur de gâter mon style déjà si mauvais, je l’ai jeté par la fenêtre et je reviens à Hérodote que je vais lire à l’instant.

Ah ! le beau résultat ! Pauvre tante ! je me prosterne devant elle. Dans quels lieux a-t-elle été ? Quelles gens elle a vus ! Et tout cela pour moi ! N’osant demander au cocher où se trouvait le Mont-de-Piété, elle lui demanda où l’on conserve les diamants. Nous avons ri ensemble de cet endroit où l’on conserve les diamants. À une heure nous quittons cette ville qui sent si mauvais.